L'intégrale João Pedro Rodrigues

Publié le 11 Décembre 2014

L'intégrale João Pedro Rodrigues

La voix de João Pedro Rodrigues est unique, celle d'un artiste qui construit d'année en année une filmographie singulière et enivrante qui fait le pont entre fantasmes et réalité, habille chaque émotion d'une sensualité puissante, filme les hommes comme personne, dit presque tout avec presque rien, des images mordorées, rouges, puissantes, une caméra féline, une sublimation de la langue portugaise, un dialogue des corps, un partage des solitudes, des amours perdues, des désirs exacerbés...

La sortie chez Epicentre d'un coffret regroupant l'intégrale de son œuvre, ses 4 longs métrages, donc un co-réalisé avec João Rui Guerra da Mata, ses courts métrages, premiers films, inédits, est l'occasion de revenir sur le parcours d'un cinéaste essentiel mais encore trop confidentiel.

Les longs métrages

O FANTASMA

2000

Premier long métrage de João Pedro Rodrigues, O fantasma impose dès les premières images l'univers singulier du cinéaste portugais. Fantomatique et nocturne, installant très vite un climat érotique particulièrement prégnant, le film avance comme un fantôme, à l'image de son personnage principal, Sergio, mi homme mi animal, mû semble-t-il par ses seuls désirs et fantasmes.

De fait, quasiment sans paroles, le film prend la forme d'une errance fantasmagorique dans une Lisbonne trouble et mystérieuse, seulement soumise, semble-t-il, aux échos des aboiements de chiens. Sergio a 18 ans, est éboueur la nuit, dort le jour, vit dans un monde parallèle. Il croise bientôt la route de João qui va devenir la source de toutes ses obsessions.

Profondément troublant, excitant sexuellement, O fantasma glisse sur une ligne mouvante, entre érotisme et pornographie, montrant puis ne montrant pas, jouant de son personnage principal comme il se joue du spectateur devenant voyeur à son tour, devenant Sergio, partageant ses fantasmes. Comme une échappée belle, se déjouant des pouvoirs, prenant le pouvoir à son tour, celui du voyeur, puis du prédateur en latex, Sergio devient possédé par l'animal qui est en lui.

Jeu de peaux à la nudité fétichiste, jeu de luttes bestiales, d'abandons et de fuites, de douches érotiques et de dépotoirs lunaires, O fantasma est à nul autre film comparable.

ODETE

2005

Pedro et Rui s'aiment. Pedro meurt. Rui est perdu. Odete veut un enfant. Son mec n'en veut pas. Elle le vire. Il se sauve. Puis Odete prétend être enceinte de Pedro.

Odete c'est d'abord une ambiance, un ton, un parti pris esthétique et narratif. Film sur la mort et le deuil, récit fantomatique sur le manque, le deuxième long métrage de João Pedro Rodrigues assume une approche non réaliste, presque fantasmée, à la fois tangible et irréelle.

On pense au cinéma d'Almodovar, au Giallo italien, aux tableaux de Pierre et Gilles dont Rui semble tout droit sorti. Les paroles sont rares, le rythme lent, souvent ponctué de musique, l'image est magnifique, le cadre précis. Œuvre d'esthète, Odete n'en oublie pas pour autant son sujet. Le manque ultime, prenant ici la forme du deuil, mais aussi du désir d'enfant plongeant Odete dans la folie, travaille le film en profondeur, le nourrit d'imageries baroques, de fascinations morbides, de rites païens.

On se dit très vite qu'Odete, belle grande fille au regard intense, est totalement folle. Viscéralement nourrie par son obsession, elle ose tout, affirme tout, plonge dans son délire avec un abandon total. En parallèle, Rui doit se taire, se cacher, ne pas dire qu'il aime Pedro, ne surtout pas dire que Pedro l'aimait. Odete illustre ce jeu de miroirs et de mensonges, se nourrit de nos imaginaires, blasphème, brouille les pistes dans un long poème de plus en plus envoûtant, presque surréaliste, opiumique...

Ana Cristina de Oliveira est brillante. Sa palette de jeu est immense, sa capacité à incarner Odete en toutes circonstances évite toute caricature de l'hystérie. À ses côtés, prêtant son corps solide et son lourd visage de ragazzo à l'inconsolable Rui, Nuno Gil offre un contrepoint presque mutique à la folie d'Odete.

Œuvre singulière et radicale, Odete agit comme une drogue amère et douce, et fait partie de ces films auxquels on doit d'abandonner...

MOURIR COMME UN HOMME

2009

Le troisième long métrage de João Pedro Rodrigues est sans conteste son film le plus émouvant. Mais c'est aussi son œuvre la plus austère. Si Tonia se produit comme travesti sur une scène de Lisbonne, c'est à sa vie hors-scène que le film s'intéresse. Se positionnant contre l'exubérance supposée des artistes à paillette, le cinéaste construit un récit lent, sorte de rêve éveillé dont la profonde mélancolie nous gagne progressivement.

Mourir comme un homme est donc l'histoire de Tonia, femme à sexe d'homme qui tarde à se faire opérer. Tonia aime Rosário. Il a l'âge de son fils, se drogue, la traite sans égards, mais Tonia l'aime. Au-delà de la quête d'identité qui mine son personnage principal, Mourir comme un homme est une histoire d'amour qui se dévoile au fur et à mesure que le film avance, finissant par exprimer toute sa puissance dans une dernière partie bouleversante.

Comme pour ses précédents films, João Pedro Rodrigues part du réel pour mieux le tordre. Film de la durée qui agit comme une drogue, Mourir comme un homme distille une atmosphère singulière, aussi triviale qu'irréelle, qui semble d'abord artificielle puis finit par nous tordre le cœur. Si la fin est poignante, c'est parce que le cinéaste nous y a conduit sans qu'on y prenne garde, avec cette manière si particulière, qui est désormais sienne, de nous brouiller les sens et les humeurs.

Tonia est aussi détestable que touchante, Rosário aussi insupportable qu'attachant, de même que tous les autres personnages, l'improbable fils, les "rivales" de Tonia... tous composant une arche humaine de cœurs fragiles.

Subtile et sophistiquée, la mise en scène épouse les errances de Tonia et Rosário, magnifiquement interprétés par Fernando Santos et Alexander David. Film d'une infinie délicatesse, Mourir comme un homme confirme le grand talent d'un cinéaste modeste et persévérant, qui construit à la marge une œuvre profonde et humaniste.

LA DERNIÈRE FOIS QUE J'AI VU MACAO

2012

La dernière fois que j'ai vu Macao fait partie de ces films dont la démarche créatrice touche à l'intime. Qu'on y voie un documentaire transformé en journal, un polar ou une errance fantasmée, le film du duo João Pedro Rodrigues / João Rui Guerra da Mata fait de sa singularité une force.

Tourné avec très peu de moyens et une équipe très restreinte (les deux réalisateurs ont pratiquement tout fait), monté au fur et à mesure des prises de vue, véritable work in progress, La dernière fois que j'ai vu Macao part du désir de ses créateurs de montrer la ville autrement. Cité de tous les fantasmes, terre de fiction par excellence, devenue ces derniers temps le Las Vegas asiatique, avec casinos, canaux vénitiens reconstitués et identités multiples, l'ex comptoir portugais nourrit l'imaginaire du cinéma noir de l'après-guerre en quête d'exotisme. S'appuyant sur cette mythologie pour inventer une enquête autour de la disparition de son amie Candy, le narrateur [qu'on ne voit jamais] nous entraîne dans une ville dans laquelle il se perd sans cesse bien qu'il y ait vécu enfant.

Le conte est là aussi, les légendes chinoises, les peurs de fin du monde, tout est possible à Macao. On se laisse donc porter par la promenade, pris par l'enquête, envoûté par la ville, étonné par ce qu'on nous montre, le mouvement, les silences, multiples images [dont certaines ne sont pas de Macao]... Comme un carnet de croquis animés, La dernière fois que j'ai vu Macao nous ouvre les portes de tous les imaginaires.

Les courts métrages

> Bonus DVD O fantasma

Parabéns !

1997

Un homme est réveillé par l'appel de sa fiancée. La journée est déjà bien avancée. À ces côtés se trouve un jeune homme. Ils viennent de passer la nuit ensemble. Le court métrage aborde la question de l'homosexualité assumée ou pas, avec une fraîcheur et une sincérité salutaires. Vif et rythmé, disant beaucoup tout en disant peu, filmant déjà les corps d'hommes avec singularité, Parabens ! est un court métrage cash.

> Bonus DVD La dernière fois que j'ai vu Macao

China, China

[coréalisé avec João Rui Guerra da Mata]

2007

Tourné à Lisbonne avec des comédiens Chinois, China, China est une histoire d'évasion, une envie de départ, un piège se refermant sur son héroïne. Jouant sur les contrastes culturels et linguistiques, le film oscille entre fantasmes, rêve et tragédie avec un impeccable sens du tempo.

Aube rouge

[coréalisé avec João Rui Guerra da Mata]

2011

Tourné en même temps que La dernière fois que j'ai vu Macao au Marché Rouge de Macao, dernier marché de la ville à tuer les animaux sur place, Aube rouge porte un regard sans fard sur le travail répétitif et la relation particulière qui nous lie aux animaux que l'on mange [le film les montre alors que l'occident les cache]. Le court partage avec le long métrage quelques images mystérieuses, des apparitions subliminales, une invitation au rêve...

> DVD PREMIÈRES ŒUVRES

Le Berger (O Pastor)

1988

Le film de fin d'études de João Pedro Rodrigues est une fable pastorale aussi sobre que tragique sur le départ en retraite d'un berger. On y note déjà le goût d'une narration simple et directe, la solitude du personnage principal, la question de la mort, thèmes maintes fois explorés par le cinéaste.

Voici ma maison / Voyage à l'expo

1997 et 1998

Ce dyptique documentaire axé sur une famille portugaise vivant à Paris depuis 25 ans, puis se rendant à l'Expo Universelle de Lisbonne de 1998, questionne l'identité culturelle déracinée et sa double confrontation avec l'ici et l'ailleurs. Le film prend le temps du voyage comme passage obligé entre deux mondes qui se confrontent, s'interrogent et se rejoignent.

> DVD LES INÉDITS

Camouflage - Self-portrait

2008

Très court film silencieux dans lequel João Pedro Rodrigues se peint le visage, entre camouflage militaire et peinture d'inspiration fauviste, cet autoportrait aux accents ironiques illustre parfaitement sa manière de jouer avec la réalité.

Le corps du roi

2013

À quoi le corps de Dom Afonso Henriques [premier roi du Portugal venu de Galice] ressemble-t-il ? Corps mythifié, glorifié, magnifié de toutes les manières possible, y compris par le dictateur Salazar, il habite l'imaginaire portugais depuis que le pays existe. Filmant des hommes à demi nus lisant sur font vert des textes historiques, le cinéaste part en quête d'une vérité des corps qui est aussi vérité de ceux qui les habitent. Bodybuildés, marqués de cicatrices ou tatoués, ces corps amènent les hommes à parler d'eux, de leur profession, leur vie, leur sentiment d'appartenance. Beau sujet, beau traitement, avec comme toujours cette manière singulière de lier le corps à l'esprit, la chair à la conscience de soi.

Matin de la Saint Antoine

2012

Un film comme une chorégraphie, un tableau urbain graphique, une allégorie de l'amour, des solitudes, de la mort, une histoire de zombies, des destins qui se croisent, s'évitent, se heurtent... Matin de la Saint Antoine est un film magnifique, gracieux et inspiré qui sonne comme le mariage de toutes les inspirations du cinéaste.

C'est un film à voir et à revoir, à regarder pour se perdre, se laisser porter, s'abandonner. Trivial et poétique, aussi léger qu'angoissant, puissant et moderne, il est d'une beauté évidente.

Mahjong

[coréalisé avec João Rui Guerra da Mata]

2013

Film noir fantasmé se jouant des apparences, des mystères et des fantômes, Mahjong résonne comme un prolongement portugais de La dernière fois que j'ai vu Macao. Porté par une mise en scène et un travail sonore sophistiqués, mimant non sans ironie les codes du polar et les clichés asiatiques jusqu'au gimmick, le film se déguste avec une délectation fétichiste et enivrante.

Ce qui brûle guérit

Réalisé par João Rui Guerra da Mata

2012

Alors que João Rui Guerra da Mata jouait dans Parabéns !, il offre, comme un miroir, 15 ans après, le rôle de ce court métrage à João Pedro Rodrigues. Longue conversation de rupture amoureuse se déroulant le 25 août 1988 [au moment du violent incendie qui ravagea le centre de Lisbonne], Ce qui brûle guérit se révèle aussi émouvant que magnifiquement réalisé.

Allegoria della prudenza

2013

Promenade/rêverie sur les tombes de Mizoguchi et Paulo Rocha.

Sortie du coffret DVD : 2 décembre 2014.

> En complément du DVD, retrouvez un long entretien avec João Pedro Rodrigues et João Rui Guerra da Mata dans le numéro 2 de la revue RÉPLIQUES.

Rédigé par pierreAfeu

Publié dans #DVD-BR

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